- OBJECTEURS DE CONSCIENCE
- OBJECTEURS DE CONSCIENCELes objecteurs de conscience sont tous ceux qui font appel des lois et règles en usage dans leur communauté à une plus irrépressible obligation, qu’elle soit intérieure ou transcendante, spirituelle ou politique. Ils désobéissent à l’ordre en raison d’une obéissance plus contraignante à une conviction propre. Leur action se veut publique, car ils entendent non pas se réserver une liberté intouchable, mais peser sur l’ordre régnant, afin de dénoncer l’injustice ou l’absurdité qu’il perpétue. Cependant, cette action est éminemment personnelle; elle vise à témoigner et à impressionner plus qu’à conquérir le pouvoir par les procédures de l’élection ou par le coup de force de la révolution: un objecteur de conscience est plus un témoin public qu’un opposant légal ou un conspirateur organisé. On constate que l’objection de conscience revêt une grande force quand les projets poursuivis par la communauté apparaissent odieux ou chimériques et quand les moyens utilisés par elle sont tellement corrompus qu’ils détruisent la crédibilité des buts officiellement visés. L’objection de conscience fait ainsi éclater le scandale des fins vides et des moyens inhumains; elle rappelle que l’État n’est pas la «conscience des consciences», comme le proclamait Mussolini. Einstein exhortait à l’objection de conscience en affirmant: «Ne faites jamais rien contre votre conscience, même si l’État vous le demande.»Cependant, l’objection de conscience doit affronter elle-même de redoutables objections. Comment peut-on distinguer l’objecteur, qui élève le niveau de morale sociale de son groupe, de l’individualiste, qui se contente de s’en désolidariser et de s’en retirer? Comment concevoir une morale politique qui fasse l’économie du rapport des forces et qui suppose que la non-résistance active puisse l’emporter toujours sur l’oppression? Comment le désarmement unilatéral évite-t-il la menace sur l’existence physique et spirituelle d’une communauté? En un mot, comment l’objection de conscience peut-elle faire, selon son propre vœu, davantage que préserver la pureté de la conscience? La question est devenue pressante à une époque où les citoyens sont tous mobilisés pour des entreprises de défense militaire et idéologique, alors même que les moyens de destruction, désormais disponibles, feraient de cette défense, s’ils étaient utilisés, une destruction généralisée et que tant d’autres tâches attendent au travers du monde des investissements terriblement insuffisants. On ne s’étonnera donc pas que l’objection de conscience soit devenue une question brûlante pour beaucoup, un témoignage moral toujours, un signal d’alarme politique aussi et de plus en plus.1. La voix de la conscienceSelon son étymologie grecque (suneidèsis ) et latine (conscientia ), le terme de conscience signifie que l’homme peut porter des jugements convaincus, impératifs et intérieurs sur les événements extérieurs qui l’entourent. L’homme est habité d’une persuasion qui résiste aux arguments employés pour l’intimider, l’effriter et le réduire. La conscience n’est ni l’entêtement sourd du fanatisme, ni le retrait égoïste de l’indifférentisme. Elle est une forteresse qui a de bonnes raisons pour ne pas se rendre aux séductions de la résignation et du pouvoir. Même si elle se découvre minoritaire, la conscience ne se ressent pas solitaire. Elle «sait avec» plus véridique et plus puissant qu’elle. Elle s’appuie sur une conviction, dont elle ne se croit pas la fabricatrice arbitraire. Elle est intériorité par son autonomie face à ses opposants, mais aussi extériorité par la cause dont elle témoigne et qui fait appel à tous. Le fait même qu’elle «objecte» signifie qu’elle se réfère à un objet qui devrait en droit s’imposer universellement, même si en fait on lui fait grief de son séparatisme subjectiviste. Comme le mot « contestation » qui signifie: avoir un témoin commun, l’objection de la conscience n’exprime pas une opinion particulière, mais une interpellation commune.On ne s’étonnera donc pas que la conscience formule souvent sa protestation comme si elle se trouvait liée elle-même par une voix venant d’ailleurs, que cet ailleurs prenne ou non consistance mythologique, théologique ou ontologique explicite. Rappelons quelques exemples célèbres. Antigone chez Sophocle enterre son frère Polynice malgré la défense du roi Créon que lui rappelle sa sœur Ismène. Elle dit à Créon: «Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux. Elles n’existent d’aujourd’hui, ni d’hier, mais de toujours; personne ne sait quand elles sont apparues» (Antigone , 453-457). Antigone objecte, à cause de la conscience immuable des dieux en elle et au-delà d’elle, contre les décrets passagers du pouvoir se fabriquant son opinion publique. Faute d’arriver à convertir Créon à cette conscience, Antigone accepte de mourir sans plier sous ce décret. De même Socrate, en refusant de s’évader après sa condamnation à mort par le tribunal populaire, objecte contre l’injustice humaine à partir d’une soumission à des lois immuables, gardiennes même de la cité qui en corrompt l’usage: «Si tu pars aujourd’hui pour l’autre monde, disent les lois à Socrate, tu partiras condamné injustement, non par nous, les lois, mais par les hommes. Si au contraire, tu t’évades après avoir si vilainemnt répondu à l’injustice par l’injustice, au mal par le mal, alors nous serons fâchées contre toi durant ta vie, et là-bas nos sœurs, les lois de l’Hadès, ne t’accueilleront pas favorablement, sachant que tu as tenté de nous détruire, autant qu’il dépendait de toi» (Platon, Criton , 54). L’objecteur de conscience grec à la fois résiste à l’injustice de la cité et se soumet aux lois qui fondent son ordre essentiel.Le judaïsme et le christianisme ont accentué le divorce possible entre les commandements du mauvais despote et les complicités de la multitude d’une part, la parole d’un Dieu libérateur et créateur d’autre part. La conscience prend ici la figure de la prophétie irrépressible qui peut se dresser contre le propre peuple élu et aimé de Dieu, si ce peuple manque à la justice et à la fidélité. L’objection de la conscience n’est plus l’obscurité de la solitude tragique, ni la sérénité de la hauteur philosophique, mais la prédication passionnée de l’alliance violée. Souvent apparaît dans la Bible la «bonne conscience» d’une action commise, alors même que ses spectateurs la suspectent ou la bafouent, parce que son acteur «sait avec» Dieu pourquoi il vaut mieux lui obéir qu’aux hommes. La conscience est une immédiateté partagée avec le seul Dieu véritable des cieux et de la terre. Dans ce contexte, on comprend le sens de la célèbre formule de Paul: «Tout ce qui n’est pas produit de la conscience, de la conviction – en grec, littéralement: tout ce qui ne vient pas de la foi – est péché» (Romains, XIV, 23). La voix de la conscience est ici la parole d’une communication libératrice des scrupules et des tabous, assez puissante pour se faire entendre plus fort que la crainte des hommes et que le conformisme à l’égard du siècle présent.2. Autorités instituées et rebelles hérétiquesBien que l’appel de Dieu soit plus puissant que la loi de la cité, le destin de la chrétienté n’a pas été de favoriser les objecteurs de conscience. Il a plutôt été soit de concevoir deux ordres de réalités dont les exigences de l’une n’empiéteraient pas sur les nécessités de l’autre (César n’est pas Dieu, à la condition que Dieu laisse gouverner César), soit de considérer les autorités établies comme instituées de Dieu, si bien que l’objection à leur endroit devient insoumission envers Dieu lui-même. Le rebelle politique est alors un hérétique spirituel. Pendant de nombreux siècles, les objecteurs de conscience apparaîtront donc comme des utopistes et des enthousiastes, qui méconnaissent la nécessité de César et de sa violence, ou comme des désobéissants, qui font passer leurs propres opinions avant le respect dû aux autorités, écho de la crainte due à Dieu. On aboutit à cette constatation étrange: en référence à la vie de Jésus-Christ, objecteur à l’interprétation religieuse légaliste comme à la pratique politique autocratique de son temps, s’est développée une chrétienté qui soupçonne toujours l’objecteur à l’État d’être schismatique envers l’Église et révolté contre Dieu. Cette interprétation reste à expliquer et à nuancer de trois manières:– La confusion entre les deux autorités, spirituelle et temporelle, a été la tentation présentée par l’histoire et par l’écroulement de l’Empire romain à une Église brusquement promue d’une situation de persécution à une situation de monopole. Or les fameux textes du Nouveau Testament – «Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu et celles qui existent sont constituées par Dieu» (Romains, XIII, 1) et «Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu» (Matthieu, XXII, 21) – sont au contraire écrits à une époque où l’autorité politique existante est parfaitement païenne et même persécutrice. En vérité, ils ne sacralisent pas l’autorité politique comme si Dieu interdisait toujours d’objecter contre elle. Bien davantage ils tiennent compte réalistement de la nécessité encore présente et bienfaisante de l’État, malgré l’attente ardente du royaume de Dieu.– Pendant des siècles, l’Église naissante interdira à ses membres de participer à la violence militaire, bien qu’elle reconnaisse dans la paix impériale une disposition providentielle. On se contentera de citer seulement deux textes sur cette objection à la guerre au sein d’une approbation de l’administration civile. Au IIe siècle, la Tradition apostolique d’Hippolyte est formelle: «Si un cathéchumène ou un fidèle veut se faire soldat, qu’on le renvoie, car il a méprisé Dieu» (Canon, 16). Martin de Tours (316-397, donc après la conversion de Constantin en 312) était fils d’un tribun militaire et lui-même soldat; quand il se convertit, il déclara à son souverain: «Jusqu’à maintenant, je t’ai servi comme soldat. Permets-moi maintenant de devenir le soldat de Dieu. Je suis soldat de Christ. Il ne m’est plus permis de combattre [...]. Le Christ en effet ne demande pas pour son soldat d’autre victoire que celle où personne ne subit la mort» (Sulpice Sévère, Vita , 4). Cependant, cette objection de conscience généralisée, qui laissait les païens combattre à la place des chrétiens pour la défense de l’Empire, va se trouver en porte-à-faux quand tout le monde sera devenu, au moins théoriquement, chrétien. Dès 416, Théodose II décrétera que seuls les chrétiens peuvent combattre dans son armée. Il restera de cette objection de conscience primitive un remords vivace tout au long de l’histoire de la chrétienté, une tension permanente entre la trêve de Dieu et les douloureuses contraintes terrestres. Jamais l’empereur ni les rois ne seront seuls détenteurs du pouvoir. L’Église essaiera, par le biais du sacre et des excommunications, de les tenir en tutelle et en bride.– On constate enfin que la politique mobilisait et enrégimentait la totalité de la vie moins autrefois que lors de la renaissance des nationalités et des États, moins qu’à partir de la levée en masse des citoyens comme marque de leur appartenance combattante à la République, une et indivisible. L’objection de conscience est à bien des égards un phénomène moderne, lié à l’intransigeance de la souveraineté nationale, à la démesure des guerres totales comme à la naissance d’une conscience politique révolutionnaire en divorce avec l’impératif des autorités établies. Antigone renaît quand Créon n’a, pour répondre à sa désobéissance civile, que la poursuite et l’escalade de sa course catastrophique vers la puissance.3. Les objecteurs de conscience contemporainsLes motifs de l’objection de conscienceDe manière précise, l’objection de conscience se présente aujourd’hui comme un refus du service militaire en protestation contre l’autosatisfaction des justifications nationales, et contre la course aux armements qui rend dérisoire la course pour faire échec au sous-développement croissant des deux tiers de l’humanité. Le développement de l’arsenal nucléaire et la folie de son utilisation possible confèrent à l’objection de conscience une signification d’alerte politique universelle. Voici quelques chiffres qui se passent de commentaires: le Tiers Monde dépense cinq fois plus pour ses armements qu’il ne reçoit pour son développement; les ventes d’armes dans le monde dépassent de 40 p. 100 les dépenses consacrées à l’éducation et sont trois fois plus importantes que les dépenses pour la santé; de 1960 à 1966, les dépenses consacrées aux armements aux États-Unis, en U.R.S.S., en Grande-Bretagne et en Chine ont représenté 80 p. 100 du revenu total des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud réunis; en 1968, 925 milliards de francs sont allés à l’armement, 75 milliards au développement; durant les années soixante, qui n’ont pas connu de guerres généralisées, le monde a plus dépensé pour ses armements que de 1900 à 1950, où il y eut pourtant deux guerres mondiales. Le nouveau contexte nucléaire rend ces chiffres plus impressionnants encore: l’armement actuel des États-Unis et de l’Union soviétique assure à chacun de ces pays la capacité de détruire plus de cent fois son adversaire; selon le savant Linus Pauling, prix Nobel de la paix, les stocks actuels «donnent droit» à l’équivalent de 150 tonnes de T.N.T. pour chaque habitant de la Terre, tandis que l’éclatement d’une seule bombe H à la surface de la Terre ou dans l’atmosphère libère des matériaux radioactifs qui causeront des maux graves ou entraîneront la mort de centaines de millions d’enfants à naître. Dans cette situation, on conçoit que le général M. Jousse ait pu écrire: «Sans tarder il faut sonner le tocsin, informer les hommes et les instruire, leur apprendre que la guerre est pour tous devenue mortelle et la paix une nécessité vitale, que la dissuasion nucléaire n’est qu’une funeste chimère, que l’idée de souveraineté des États est devenue suicidaire» (La Croix , 16 oct. 1970).Deux motifs conjugués animent donc les objecteurs de conscience contemporains:– Un motif moral permanent: le refus de recourir à la violence comme ultime solution aux conflits et l’apprentissage de méthodes non violentes actives, en s’inspirant de deux grands exemples, celui de Gandhi: «Ce n’est pas l’ennemi que vous avez à combattre, mais l’erreur de l’ennemi; l’erreur que commet votre prochain lorsqu’il lui arrive de se croire votre ennemi. Faites-vous l’allié de votre ennemi contre son erreur» (Lettres à l’ shram ), et celui de Martin Luther King: «Il nous fallait devenir capables de supporter les brutalités sans rendre les coups. Savoir qu’il nous importait plus de gagner notre juste guerre que de sauver notre peau devait suffire à nous protéger.»– Un motif politique nouveau: opérer une révolution copernicienne dans la conception de la défense nationale depuis que le suicide nucléaire potentiel et le sous-développement économique réel sont les faits majeurs de notre déséquilibre mondial. Passer donc d’une optique limitée de la survie de chaque État à une optique lucide de la survie de l’humanité.Ces deux motivations s’épaulent l’une l’autre sans cependant se confondre, car la première tient à un principe et la seconde se rattache à un constat. Il faut aussi leur ajouter une troisième observation: de nombreuses guerres actuelles apparaissent particulièrement injustes. La résistance au nazisme conquérant, raciste et nihiliste de Hitler a certes battu en brèche la nocivité, idéaliste et défaitiste d’un certain pacifisme. Mais la durée interminable des guerres coloniales et la découverte que le socialisme pouvait devenir aussi impérialiste que le capitalisme ont profondément ébranlé la bonne conscience patriotique ou idéologique des citoyens mobilisés pour combattre sans cause. L’objection de conscience cesse alors d’être un acte d’incivisme individualiste: elle devient un acte de lucidité politique, l’appel à une rectification des objectifs, des moyens et des mentalités.Le statut des objecteursLes objecteurs de conscience restent cependant une minorité, qui a obtenu dans quelques pays un statut particulier. En France, ils ont été longtemps traduits devant les tribunaux militaires et emprisonnés, théoriquement jusqu’au moment où l’insoumis se trouvait dégagé des obligations militaires, en fait durant cinq ans, et à partir de 1960, durant trois ans. La loi du 21 décembre 1963 leur a accordé enfin un statut. En 1983, une loi en date du 8 juillet l’incorporait tout en le modifiant au Code du service national (art. L. 116-1 sqq.). Elle prévoit un service civil d’une durée double de celle du service militaire, pour les jeunes gens qui, dans un délai d’un mois après l’appel du contingent, «pour des motifs de conscience, se déclarent opposés à l’usage personnel des armes». Les Demandes sont agréées par le ministre de la défense. Les objecteurs ont été affectés, à partir du 1er juin 1964, à un groupement de secouristes pompiers pour la protection contre les incendies de forêt à Brignoles dans le Var. À la suite de diverses grèves protestant contre leur insertion dans des organismes de « protection civile » se considérant comme le «complément indispensable de la force de frappe en tant que moyen de dissuasion», les objecteurs ont été dispersés depuis 1966 dans diverses associations à caractère plus nettement et plus exclusivement social. Le chiffre des objecteurs n’a jamais dépassé en France quelques centaines. L’octroi d’un statut, cependant rigoureux puisque la longueur du service civil est double, s’est heurté à l’opposition tenace de ceux qui redoutaient la contagion de l’«antipatriotisme» et de ceux qui arguaient de l’égalité de tous les citoyens devant la loi.D’autres pays ont adopté avant la France une législation plus sensible aux «objections» et aux «exceptions» de la conscience. Dès le 18 mai 1917, les États-Unis, reconnaissant aux bureaux locaux de recrutement la capacité de juger du bien-fondé des objections, appelaient les objecteurs à effectuer un service civil d’une durée égale à celle du service militaire soit dans des hôpitaux, soit dans l’agriculture et le reboisement. Un service civil semblable, placé généralement sous l’autorité du ministre du Travail, existe en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie, aux Pays-Bas; les motivations avancées sont surtout de nature religieuse. Les pays scandinaves acceptent de plus les motifs politiques ou moraux; le service civil y dure six mois de plus que le service militaire. L’Allemagne fédérale a été le plus loin dans la reconnaissance du droit à l’objection de conscience: il est reconnu comme principe constitutionnel (art. 4 de la Loi fondamentale de 1948), pour motifs dogmatiques (pacifisme inconditionnel) ou politiques. Bien que multiplié par quatre, à la suite des contestations universitaires de 1968, le pourcentage des objecteurs, même en Allemagne, reste faible: 1,4 p. 100 en 1969 (contre 1 p. 100 environ dans les autres pays où l’objection de conscience est admise).Portée de ce fait et débats soulevésQuantitativement, l’objection de conscience au service militaire reste donc un fait minoritaire, accepté légalement par des pays à tradition libérale au lendemain de guerres injustes, qui ont détruit le prestige du patriotisme inconditionnel. Qualitativement par contre, sa portée est considérable quand elle affirme que la notion même de défense nationale est devenue désuète depuis la bombe d’Hiroshima et quand elle se propose d’éviter le dilemme: ou l’abdication ou la guerre, en recherchant les voies d’une résistance non violente. Le monde actuel en effet dispose d’armements si écrasants qu’il s’est lui-même forgé des règles limitatives. Par ailleurs, de nombreux conflits (sociaux, raciaux, religieux, tribaux) sont internes aux États, si bien que les groupes en conflit recherchent des moyens de pression n’allant pas jusqu’à la guerre classique. Pour ces deux raisons (surpuissance militaire et situations conflictuelles multiples), l’objection de conscience contemporaine doit être considérée non comme un idéalisme impénitent mais comme un laboratoire de recherches politiques efficaces. On peut énumérer une gradation dans les moyens qu’elle propose: pétitions, manifestations, grèves de l’impôt, de la faim, refus d’obéissance et arrestations massives. Nous sommes là dans une tactique de la dissuasion non violente qui essaye de se substituer à la dissuasion par la peur: Antigone ne fait pas que témoigner, elle organise un contre-pouvoir, s’efforçant de ne pas adopter elle-même les moyens de Créon.L’objection de conscience soulève trois sortes de débats:– À quelles conditions l’individu peut-il dire non aux injonctions de sa collectivité, sans détruire le lien d’appartenance qui fait de cet individu un membre responsable de cette collectivité et non pas un isolé sans portée? Objecter suppose que l’on fait sien l’objet poursuivi par la collectivité, mais que l’on a des raisons, universellement persuasives, pour en changer soit l’orientation, soit les moyens. Cela suppose que l’objecteur de conscience garde une visée politique globale, même s’il a besoin d’actes individuels provocateurs pour y sensibiliser son groupe. Un lien doit donc demeurer entre l’exigence morale et la contrainte du possible, faute de quoi l’objection de conscience apparaîtrait seulement comme un soulagement – à la limite un dégagement – de la conscience.– Est-il certain que l’extrême de la technologie militaire pousse à rechercher les moyens non violents? Depuis Hiroshima, n’assistons-nous pas à de multiples conflits où la force continue de jouer un rôle déterminant? En particulier, des désarmements unilatéraux peuvent-ils, mieux que des ajustements d’équilibres, détourner notre monde de son effrayant gaspillage militaire?– Enfin, l’objection de conscience se présente toujours comme un engagement coûteux, allant jusqu’au sacrifice de sa vie. Comment agir quand ce coût paraît surtout devoir être payé par la vie des autres?L’importance même de ces débats montre que l’objection de conscience aujourd’hui n’est pas un idéalisme marginal, mais la sonnette d’alarme d’un monde qui ne croit plus à la sagesse du viel adage: «Si tu veux la paix, prépare la guerre.»
Encyclopédie Universelle. 2012.